L'invisible

1983Jack Vanarsky

Invisibilité

1- À l’exposition Marcel Duchamp du Centre Pompidou en 1980, la « Fontaine  », si ma mémoire ne me trahit pas, était abritée dans une niche. L’urinoir, que l’on imaginait destiné à une installation ostensible au milieu d’une salle, reprenait, qu’on l’ait voulu ou pas, le chemin discret des cabinets. Les yeux du visiteur ne butaient pas contre le « ready-made », ils devaient aller le chercher dans le creux d’une paroi, comme on peut l’entrapercevoir, parfois,  dans l’entrebâillement des toilettes publiques. Au lieu de se donner à voir, l’objet devenait la cible quasi involontaire du voyeur furtif. Si ce souvenir est exact, c’était un drôle de retournement, où l’article consacré oeuvre d’art à la sortie d’un magasin de sanitaires repartait vers sa modeste fonction  d’origine (même si sa pose horizontale décelait un plombier inexpert).   Non visible, un urinoir reste, visiblement, dans sa nature d’urinoir. Ce n’est que parce qu’il est très visible que cette nature s’invisibilise et qu’il devient « Fontaine ».


2- Plus étrange, pour moi, qui suis très ignorant en  matière lacanienne, est la démarche, de Jacques Lacan, consistant à cacher un petit tableau très réaliste, montrant les cuisses ouvertes et le sexe sans voiles d’une femme nue, derrière une version du même, plus explicite et plus abstraite à la fois. Le petit tableau sortit du cabinet du psychanalyste, après de longues années sur le divan, pour s’offrir tel quel sur un vaste mur du musée d’Orsay  et se faire reproduire sur des affiches et des cartes postales sous le titre, qui est son seul vêtement, de « L’origine du monde ». (non, j’oublie, il y a aussi une chemise retroussée). S’il s’agit d’érotisme, j’en trouve plus dans le couple de femmes nues enlacées du même Courbet.  Mais l’entrejambe sans fard est d’une franchise autrement insolente. Pourquoi cette insolente « nature » nécessitait, dans la demeure privée d’un type nécessairement affranchi comme Lacan, l’écran protecteur d’André Masson, qui exhibe, sous des traits cette fois, il est vrai, non naturalistes, une vulve ouverte ? Dans « L’origine du monde », tout est montré (mais la vulve est close). Et, ce que beaucoup cherchent, comme on cherche les bras de la « Venus de Milo », est hors-cadre : le visage de la dame. On a même écrit des romans pour lui donner une identité.


3- Il y a plusieurs années, une délégation chinoise de haut rang visitait la salle des Rembrandt du Rijkmuseum d’Amsterdam. Le directeur du musée les accompagnait et leur montrait les fabuleux tableaux qui s’y trouvaient. Le groupe était visiblement fatigué, certains s’écartaient, s’asseyaient sur les banquettes et écoutaient  d’une oreille très distraite les explications que traduisait leur interprète. Jusqu’au moment où le guide montra, sur le coin le plus obscur d’un tableau présentant les membres d’une corporation,   une inscription aussi sombre que la surface sur laquelle elle était peinte, difficilement lisible et qui concernait, si je ne me trompe, la datation ou la signature de l’artiste ou un mot énigmatique. En tout cas, quelque chose d’important pour un spécialiste, mais qui paressait mineur pour le public à côté des portraits frappants et complexes  des personnages. Mais là, pour pénétrer les traces indéchiffrables d’une écriture incompréhensible, tous les visiteurs se sont groupés sur la toile, signalant du doigt, transmettant l’un à l’autre les informations repêchées, ajustant leurs lunettes et s’attardant, quand la tête de la délégation partait, sur ce fond peut-être le plus ténébreux d’une salle où brillaient partout les lumières du peintre.


4- Une vieille histoire personnelle : Derrière mon atelier, un café me servait de halte quotidienne, restaurant et lieu de lecture et d’écriture. Face à lui, un parking planté de grands arbres ne m’offrait plus aucun intérêt particulier.

Un jour, je suis attablé dans ce café presque vide. Un laveur de carreaux passe sur les grands vitrages une substance blanchâtre et écumeuse. Mon paysage habituel et indifférent devient, à travers la vitre, une ombre floue, une allusion, une nappe à peine colorée, sans contours précis, modulée plus par les différences de densité du liquide savonneux et son degré de séchage que par les pleins et les vides des objets qui se devinent de l’autre côté. Pas seulement une allusion, mais aussi une promesse, parce que le laveur revient avec une raclette en caoutchouc et commence à dénuder les vitres. Mon regard est, depuis un moment déjà, happé par ce suspens et le bout de ciel bleu étincelant qui apparaît en haut du premier carreau renforce mon excitation. Bientôt je verrai se révéler la coupe des arbres. Je découvrirai des feuilles étonnamment vertes, la silhouette précise des branches, l’écorce détaillée des troncs. Maintenant, le laveur a fini son travail. La vue est limpide. Il n’y a plus de vitres. À peine quelques reflets du soleil me rappellent que, entre la rue et moi, il y a une barrière transparente.

Le paysage est redevenu banal et je replonge dans ma tasse de café. Je me dis que mon travail (peut-être aussi, celui des artistes en général) est celui du laveur des carreaux. Le mouvement, dans mon cas, n’a pas pour tâche d’épouser les contours mouvants des objets de la réalité, qui dépasseront toujours en réalité tout ce que je pourrai faire, mais d’y introduire la nappe de flou qui mettra en éveil le regard : Attention, il y a là quelque chose que vous ne voyez pas, que vous pouvez voir, que vous désirez voir.


1984. Écrits de Jack Vanarsky
© Atelier Jack Vanarsky