2009 Jack Vanarsky
Pour l’Exposition Universelle de Séville, en 1992, le Pavillon de la France avait choisi comme thème : « La Découverte », qui incluait celle de l’Amérique, dont c’était le cinquième centenaire, dans un vaste regard sur la connaissance. Le Pavillon comprenait deux secteurs, l’un, historique, avec notamment des trésors de la Bibliothèque Nationale; l’autre, tourné vers sur l’avenir, avec les nouvelles technologies. Pour marquer le point de passage d’une partie à l’autre, on m’a invité à créer une œuvre charnière : un « livre ».
J’avais déjà réalisé des sculptures animées représentant des livres, ouverts ou fermés, ondulant doucement. Mais cette sculpture était d’une autre envergure, beaucoup plus grande, plus complexe par son contenu et sa technologie. Je ne crois pas à la primauté de la dimension dans l’appréciation d’une œuvre. Ainsi, je ne privilégie pas forcément dans mes propres travaux le « livre » du Pavillon de la France, par rapport à d’autres, bien plus petits et discrets. Mais cette œuvre-là, par ses caractéristiques, met plus clairement en évidence les interactions entre le livre en tant qu’objet sculpté mobile et son contenu textuel et iconographique, entre la fluctuation de la forme et la fluctuation du /des sens.
La notion de « livre d’artiste » est très large. Elle inclut les albums illustrés par un peintre et les bouquins taillés, grattés, collés, pour constituer un objet nouveau, elle peut être une boîte qui contient un ouvrage ou un manuscrit préexistant dénaturé par une main nouvelle. Mes sculptures, sont, au premier abord, des représentations de livres ; et même dans plusieurs cas, de vrais portraits. (Comme, par exemple, une copie fidèle du « Manuscrit trouvé à Saragosse », col. Librairie José Corti). Mais, elles sont aussi des paradoxes, composés de lamelles (des feuilles, donc, mais non en papier) qui tranchent la page au lieu de l’épouser, qui fragmentent la lecture au lieu de l’offrir aux yeux, qui font semblant de tourner des pages mais les laissent suspendues, ondulant sur place.
Le livre
de Séville (actuellement aux Champs Libres, à Rennes) mesure 150 cm d’envergure. Il est présenté dans une vitrine, posé sur un plateau et ouvert sur des pages déployées en éventail. Il est réalisé en plaques de Medium et de Plexiglas, laissant apercevoir par transparence l’écran d’un moniteur vidéo. Un socle abrite un mécanisme actionné par un moteur électrique, ainsi que l’équipement informatique. Étant donné la taille et le poids de l’objet à mettre en mouvement, les pièces mécaniques ont été réalisées en usine, en acier et aluminium et sont plus complexes que pour mes travaux habituels. Les plaques, ou lamelles, qui constituent le livre
sont prolongées par un bras actionné par un arbre à cames. Mais un certain nombre d’entre elles ont une partie articulée, en Plexiglas, qui enfreint le mouvement général.
L’œuvre s’appelle LIVREMONDE. Elle prétend, en effet, contenir tous les livres. Non pas, bien sûr, dans le sens donné par certains à la Bible ou au Coran : « Le Livre », mais dans la direction infinie que Borges donnait à la bibliothèque de Babylone, ou dans la prise en compte littérale de la phrase de Mallarmé : Tout au monde existe pour aboutir à un livre.
C’est un gros volume dont le côté couverture semble surgir d’un noir morceau de basalte incisé. Par leur forme et leur texture, les premières pages évoquent des papyrus, remplacés à mesure que les feuilles se déploient, par des parchemins suivis de vieux papiers froissés, devenant de plus en plus neufs, jusqu'à composer un bloc serré de feuilles vierges qui finissent par acquérir les qualités du cristal transparent et de l’écran informatique. Ces supports sont recouverts de graphies jusqu’aux endroits ou l’œil peut le plus difficilement les déchiffrer. (Un projet, qui n’a pas pu être réalisé, envisageait une caméra miniature pour les rendre lisibles sur un écran à l’extérieur de la vitrine). Bien entendu, pour le regardeur - lecteur, toutes les pages, même celles qui sont invisibles, sont remplies.
J’ai essayé de suivre à la trace l’évolution du support livre, l’évolution des techniques d’inscription de l’écriture et de l’image, l’évolution et la pluralité de signes, les fonctions variées de ceux-ci pour exprimer des mots, des sons, des symboles, des formules. J’ai exclu l’idée d’utiliser des calligraphies imaginaires et de créer moi-même des images. Agissant comme pour des collages, j’ai sélectionné un nombre abondant de citations extraites des fac-similés de manuscrits et des éditions originales significatifs de l’histoire de la connaissance. Les manuscrits et les images ont été copiés dans la plus grande neutralité possible, les textes imprimés ont été composés et transférés. Le choix porte sur des œuvres, pour une grande part, facilement reconnaissables mais aussi se prêtant à un tissage entre elles, confrontant les sens ou les détournant.
Les pages qui sont accessibles à la vue montrent des incisions cunéiformes, des hiéroglyphes égyptiens, des lettres de l’alphabet phénicien, le tracé géométrique d’inscriptions latines, des lettrines ornées des manuscrits du Moyen Age, les variations de formes et de styles à partir de l’imprimerie, les pixels impalpables de l’image virtuelle. Les graphismes servent au récit, mais tout autant aux symboles, aux représentations de la parole sur des phylactères ou des bulles de bandes dessinées, ou des petits nuages sortant de la bouche dans des codex mexicains ; ils servent à la figuration de personnages dessinés par le texte (comme des calligrammes à la façon d’Apollinaire) ; à la géométrie ; aux équations mathématiques ; à la transcription musicale ; aux cartes de géographie et aux plans d’architecture ; à l’anatomie, la physique et le design. Sans oublier, dans un recoin, un fragment de la Colonie Pénitentiaire de Kafka, décrivant l’écriture de la peine sur le dos d’un condamné, par la herse qui le tue.
Au centre des pages ouvertes figure un Christ en Majesté, l’Homme de Vitruve de Léonard, les premiers vers du Faust de Goethe, la formule de la Relativité d’Einstein. Mais à chaque fois ces citations sont prolongées, entourées, confrontées et perturbées par d’autres qui contrebalancent leur sens comme le mouvement des lamelles fait fluctuer et distord, fragmente et relie le tout.
Sur une page, par exemple, l’Homme de Vitruve, est précédé en haut à gauche d’êtres joyeusement monstrueux de la Secunda Etats Mundi, grand succès de l’édition à la fin du XIVe siècle. La figure triomphante de Leonard à qui les ondulations des plaques feront jouer le sémaphore, devient un écorché de Vésale. En même temps, le bord du carré, dans lequel ses mains sont inscrites, se transforme en fil à plomb pour un dessin de Galilée. À côté de celui-ci, un A, modèle typographique, s’inscrit dans un autre carré qui encadre une autre figure aux proportions parfaites. En dessous, la Mélancolie de Dürer entoure l’ange méditatif d’éléments géométriques qui reprennent ceux de la première édition imprimée d’Euclide, copiés en haut de la page.
Sur une autre page, parmi les citations, trois textes se culbutent, des extraits de l’Archéologie de Berthelot, la Logique de Bolzano et le Voyage au Centre de la Terre
de Jules Verne. Ceci donne :
« (…)me remettre la Note suivante :
L’inscription en langue anzanite de la calotte de bronze se lit :
1. Sunkik Si-il-ha-ak (nap) Susir [m]it d.[em] W[ir]kl[i]ch[en]nach | all
2. …da-si-’ si-a-an DIL-BAT d[e]r Erf.[ahrung] b[e]st[imm]t ist,
3. Za-na Su-su-un-’ i-du-n
c’est-à-dire :
§. [21]. |
Das Axioma der Ansch[auun]g : alle Ansch :[auungen]s[in]d ||
Größ[en] - u[nd] die Anticip[a]tion[en] d[e] éclairs à travers ses
dungen] si[n]d int[en]s[i]v[e] {Größent, lorsqu’il reprit le vieux
nach ni[c]ht in d[ielt serieusement ému. Enfin il toussa forte-
E[in]e bloß ein G[voix grave, appelant successivement la
Première lettre, puis la seconde de chaque mot, il me dicta la
Série suivante :
messunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtne
ecertserrette,rotaivsadua,ednecsedsadne
lacartniiiluJsiratracSarbmutabiledmek
meretarcsilucoYsleffenSnI
En finissant, je l’avouerai, j’étais émotionné ; ces lettres nommées
Une à une, ne m’avait présenté aucun sens à l’esprit ; j’attendais donc que le professeur laissât se dérouler pompeusement entre ses lèvres une phrase d’une magnifique latinité. »
La dernière page ouverte, à plat, est blanche et lisse. Elle est collée au bloc serré de celles qui contiennent l’avenir. Sur cette page, après quelques illustrations, une phrase de Borges, manuscrite, suspend les écritures :
Le nombre de pages de ce livre est infini, aucune est la première, aucune la dernière.
La feuille blanche, elle-même, se prolonge vers la transparence. Blanche aussi est la sentence qui surgit progressivement sur ce fond, traduite en plusieurs langues, qui répètent : TOUT AU MONDE EXISTE POUR ABOUTIR A UN LIVRE. À cet endroit, les plaques, dans leur partie en Plexiglas, cessent d’onduler. Posées sur le plateau du socle, elles laissent entrapercevoir, déformés et fractionnés par leur épaisseur transparente, des mots calligraphiés en image de synthèse qui ondulent et circulent tout seuls. On les aperçoit fracturés, dédoublés, dans un éphémère continu, la même phrase dansant dans le vide d’un écran vidéo.
Pour la réalisation de mon projet, j’ai beaucoup consulté un livre sur l’histoire des sciences préfacé par Michel Serres. Une assertion m’a intéressé. Il écrit : « Une multiplicité de temps différents, de disciplines diverses, d’idées de la science (etc.) composent ensemble un tissu fluctuant qui figure de façon fidèle l’histoire multiple des sciences ». C’est, naturellement, le mot « fluctuant » qui me concerne. Le discours de l’œuvre, je pense, est fait des interactions entre ce qu’on peut y lire et les conditions de cette lecture, avec le rythme respiratoire du mouvement, les élongations et contractions des traits. Pour revenir (encore) à Borges, il racontait dans un entretien qu’un de ses cauchemars récurrents était celui de livres où les lettres ondulaient et se chevauchaient. En fait, LIVREMONDE n’est pas la reproduction d’un livre, mais celle d’un rêve, cauchemardesque ou non, ou les deux, selon le goût de chacun. Le temps, ici, ne s’écoule pas. Les pages ne passent pas, elles sont indéfiniment en train de passer.
Le Livremonde a été commandité comme sculpture-symbole du Pavillon de France pour l'Exposition Universelle de Séville, en 1992. Il a été ensuite exposé à la Library of Congress, Washington, puis à la Cité des Sciences, Paris, durant plusieurs années. Le Livremonde se trouve actuellement aux Champs Libres, de Rennes.
2009. Écrits de Jack Vanarsky
© Atelier Jack Vanarsky