La cinétique de l’immobile

Écrits de Jack Vanarsky

1982 JACK VANARSKY

Fasciné par les contraires, Vanarsky produit, dans ses œuvres, des jeux entre le mobile et l’immobile, entre le frustre et le raffiné, entre le géométrique et ce qui le nie, entre le déchiqueté et le lisse, entre l’inquiétant et le cocasse.
Gilbert Lascault

Sculptures animées, figuration et mouvement

On peut, en donnant un sens très large à l’expression « Art Cinétique », inscrire mon œuvre dans ce courant. Le mot  » cinétisme  » suppose tout simplement, l’emploi du mouvement, mais il est accompagné en France, après la vogue des années 60, d’une idée d’abstraction, de géométrisme, de technologie, liée à des artistes tels que Agam, Vasarely, Shoffer, Soto, etc.

Dès le début, ma démarche allait a l’encontre de cette conception. Mes premiers objets mobiles, avatars de ma peinture antérieure, étaient des pantins caricaturaux qui regardaient plutôt du côté de George Grosz. À l’époque – 1967/69 –, nous avions créé le groupe AUTOMAT qui, par le titre, s’apparentait aux automates figuratifs du XVIII° siècle L’allusion s’arrêtait là. La figuration était autant qu’un point de départ, un défi. Nous ne voulions pas tomber dans l’ornière de l’imitation de la façon de mouvoir des êtres et des choses de la réalité [2].
Je préfère qualifier aujourd’hui mes œuvres de « sculptures animées ». Le mot « animé », dans sa double acception de « mouvant » et de « vivant », correspond bien au sens de mon travail, tout en restant apte à englober d’autres recherches et d’autres artistes. En fait, il me plaît qu’il soit, non pas le nom d’une tendance, mais la description d’un type d’œuvre.
Le découpage en éléments des pantins plats et en silhouette, m’a amené, vers 1968, a l’idée de fractionner des corps en tranches successives – comme on fractionne un pain ou un saucisson – et de faire bouger les lamelles ainsi obtenues, de manière à imprimer une ondulation à l’ensemble. Ces lamelles constituent sans doute ce qu’il y a de plus spécifique dans mon travail. Elles sont l’anatomie de mes sculptures. Elles sont faites en bois, en acrylique transparent, en PVC ou, de préférence, en papier bakelisé, matériau qui permet des épaisseurs très faibles, est thermorésistant, ne pose aucun problème de frottement, est précis a l’usinage etc. Les lamelles oscillent plus ou moins faiblement, en léger décalage, actionnées par un mécanisme électrique invisible par le spectateur. Cet ensemble, la sculpture animée proprement dite, est encadré par un emboîtage-support en bois.
(Dans d’autres sculptures statiques, et en particulier celles à caractère monumental, je décale plus abruptement les lamelles, superposées comme des strates géologiques, et ainsi se produisent des distorsions et des effets d’anamorphose spatiale : ces solutions de continuité, dans les œuvres immobiles, les dynamisent, tandis que, on le verra plus loin, l’ondulation répétitive due à l’oscillation des lamelles dans les œuvres animées, induit une idée de repos).

De la figuration, mais peu

Mes sculptures sont figuratives, Les déformations et l’animation prennent leur sens dans les rapports que la sculpture entretient avec son modèle, entre la représentation de l’objet et l’objet représente. Rapports ambigus, puisque, de par I’intervention du mouvement, en particulier, ils rapprochent de la réalité autant qu’ils en éloignent.

Du mouvement, mais peu

Dans mes premiers objets mobiles — les pantins auxquels il est fait allusion plus haut — le mouvement intervenait d’une façon brusque, catastrophique. Il était facteur de métamorphose entre deux états, deux images de l’objet. II changeait de position certains éléments, découvrait des parties occultées. Le mouvement était intermittent.

II jouait le rôle de charnière entre des situations successives mais statiques. Comme les bandes dessinées, les  » pantins  » racontaient une histoire par une courte série d’images. Objets manipulables, ils se pliaient à l’intervention du spectateur.
Je m’attarde ici sur la description des “ pantins ”, bien qu’ils me paraissent aujourd’hui très lointains, pour bien faire apparaitre, par contraste, les particularités du mouvement de mes « sculptures animées » à lamelles.
Les lamelles se balancent très lentement. J’ai essayé de nuancer le mouvement de mes sculptures, en variant les vitesses, l’amplitude et la fréquence des oscillations. l’épaisseur des lamelles. Observant le fonctionnement de mes œuvres, j’ai noté que leur marche la plus saisissante voisine le rythme respiratoire. La lecture d’une phrase d’Akira Kurosawa a confirmé cette idée : « Je fais toujours, dit-il, le montage d’un film sur le rythme d’une respiration » [3] . II y a, je crois, dans la lenteur continue et obsédante, un piège du regard

Certaines de mes sculptures sont ainsi vouées à une lenteur extrême qui, unie à un très court balancement des lamelles, rend le mouvement presque imperceptible. Ce paradoxe : un immobile représente par un mobile qui paraît immobile me plaît. Je tâche de faire que seul un certain angle de vision ou un éclairage mettant en valeur les ombres projetées, permette de discerner la mouvance.

De la technique, mais peu

Je n’attache de l’importance à la technique, que dans la mesure où elle sert efficacement et discrètement à l’animation de mes sculptures. Le mécanisme est simple, autonome (grâce aux moteurs électriques) et occulte. Ni l’avant-gardisme scientifique, ni les prouesses technologiques ne m’intéressent. Les automates anciens, aux horlogeries extrêmement subtiles, étaient les témoins expérimentaux des techniques les plus avancées de leur temps. Comme certains robots actuels. II y a des artistes qui essaient de mettre en valeur l’intérêt esthétique des nouvelles découvertes, Mon travail est étranger à cette démarche. L’occultation de l’appareil de fonctionnement n’est pas destinée à préserver un secret, mais à créer une illusion dont le spectateur est, en quelque sorte, complice : présentant une de mes œuvres à des enfants, il m’est arrive de leur découvrir son mécanisme. II s’agissait d’une porte percée par une tête et par une main qui tenait la poignée. Après avoir refermé le mécanisme, un des enfants me demande si, derrière celte porte (c’est-à-dire, à l’endroit où il venait de voir des petits moteurs et des arbres à cames), il y avait le reste du corps du personnage. C’était une question très pertinente. (Somme toute, derrière une toile qui représente un paysage, il est évident qu’il y a un mur. C’est le double regard, qui voit la toile sur le mur et le paysage sur la toile, qui permet la jubilation esthétique).
Ainsi donc, mes œuvres apparaissent comme des sculptures animées, formées de lamelles mobiles implantées sur ou dans des objets qui leur servent de support, d’habillage du mécanisme et de contexte. Parfois, ces objets sont le socle le plus neutre possible de l’œuvre. Mais souvent, ils interviennent activement. J’introduis de vieux panneaux de bois, des meubles de récupération où le temps a déjà inscrit sa trace. J’aime le contraste entre la précision de la mécanique invisible et les à-peu-près maladroits de l’usure sur les meubles. À ces survivants d’autres emplois, les parties animées ajoutent, dans leur balancement pendulaire, la mesure même du temps qui passe.

Artension n° 18 (2e trimestre) année 1986. Version courte de Animated Sculptures: Figuration and Movement Leonardo, vol. 15, n° 4 (Autumn 1982) pp. 306-309.

© Atelier Jack Vanarsky

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