Les partitions déconcertantes

Écrits de Jack Vanarsky

2004 JACK VANARSKY

Ce texte est la première partie d’un projet inachevé qui devait allier partitions mobiles, musique et musicien. Dans cette partie, qui constitue les fondements du projet, Jack Vanarsky expose sa conception du mouvement et du référentiel.

Mon œuvre se développe autour de trois postulats dominants: la structure à lamelles, le recours au mouvement, une thématique référentielle. Mes sculptures animées sont constituées de lamelles actionnées par un mécanisme électrique, qui imprime ainsi à l’ensemble une lente ondulation. Partant de ce dispositif de principe évoluent la thématique, la mise en situation, la facture, les matériaux. Varie surtout ce que le mouvement signifie, ainsi que les ambiguïtés, les ambivalences, les paradoxes, les redondances qui sont les formes de la rhétorique avec lesquelles elle traite de la réalité.

Les lamelles

La structure à lamelles constitue l’anatomie des sculptures. Mais le fractionnement n’insiste pas sur la cassure et le désordre. L’idée de déconstruction est subordonnée au processus de réintégration.
Les lamelles ne sont jamais le résultat de la coupe en tranches d’un objet préexistant, mais les pièces initiales juxtaposées d’un ensemble à sculpter. D’épaisseur faible et régulière, les lamelles sont plus que les coupes isobathes d’un volume irrégulier – parce que dans leur faible épaisseur, la continuité de la surface est registrée. Mais elles sont beaucoup moins qu’un détail discernable de l’objet. Elles n’ont d’autre autonomie formelle qu’en tant que profils, perdus dans la masse de l’objet global. Elles sont comme les pièces minuscules d’un puzzle, la trame d’un tissu, les traits horizontaux d’une image vidéo. 
Un objet peut être fractionné en tranches de plus en plus fines et nombreuses. Seuls les impératifs techniques limitent ce processus. Les vieux paradoxes de Zénon illustrent les relations complexes entre le discret et le continu. Mes sculptures animées rôdent dans ce terrain. En elles, ce que la coupe différencie, le mouvement le réintègre.

Le mouvement

Dans mes sculptures, aucune action ne se produit. Le mouvement ne montre pas, comme dans le travail d’autres artistes, l’interaction d’objets distincts (un archet sur un violon, les pièces constitutives d’une machine, des formes géométriques qui se déplacent dans l’espace, un personnage qui bouge les bras, etc.) mais il se manifeste au sein même de l’objet fragmenté: le balancement infime de chaque lamelle. Visuellement, ce qui compte est la modulation résultant de tous ces balancements. Le mouvement est structurel, révélateur du mode d’existence de la sculpture. Ou, d’un autre point de vue, un mode de perception de l’objet représenté. Comme la forme incertaine, au fil d’eau, d’un objet immergé.
Mouvement réel et représentation du mouvement ne coïncident pas. Le mouvement ne dit pas le mouvement, mais son contraire: l’immuabilité, la fixité, le repos, ou bien un mouvement différent, contradictoire, ou bien autre chose. Le va et vient, qui varie dans des marges de vitesse très basses, mais perceptibles par les spectateurs et proches du rythme de leur propre respiration, pendule la durée, donne l’épaisseur du temps. 
Comme la peinture est la matière de la couleur, le mouvement est la matière du temps. Pourtant, comme il ne se produit pas d’événements, cette circulation cyclique et continue est celle de l’éternel retour, non pas le temps qui passe, mais le temps qui perdure, celui de la mémoire.

Le référentiel

C’est la référence qui donne un sens aux perturbations propres au traitement des sculptures. Un trait qui n’a rien d’anormal s’il n’appartient pas à l’interprétation d’un tableau de Mondrian. Une barre fluctuante est un simple exercice mécanique, si elle ne figure pas une règle dont la mesure se  dérègle. Je cite à dessein des exemples « abstraits », mais il en est de même des formes « figuratives » (des détails du corps humain, des livres, des bouteilles, des papillons…). Et cette distinction est fort relative : le tableau abstrait est traité comme un modèle figuratif, le livre est représenté pour l’intérêt abstrait de son titre et de son texte, le papillon vaut pour son entité physique autant que parce qu’il symbolise la notion d’éphémère. La représentation sert de champ d’action au jeu des dichotomies: mobile/immobile; discret/continu; animé/inanimé; lent/rapide; indéfini/infini; structurel/conjoncturel; relatif/absolu. 
Ma thématique fait appel à des symboles. Ainsi, la règle : la mesure ; la flèche : la direction ; la corde : la continuité (le nœud gordien qui, dans ma sculpture, se sectionne et se reconstitue sans cesse) ; la lemniscate (∞) : l’in ; et aussi, les livres : la mémoire et la connaissance; les crânes et les papillons, les « vanités », etc. Mais le caractère symbolique se manifeste discrètement. Les motifs apparaissent comme des objets banals, abandonnés sur des vieux meubles, suspendus à des panneaux usés par le temps. Ces œuvres pervertissent presque insensiblement leur entourage. Elles aspirent à la condition d’installation clandestine. 
Le spectateur inattentif peut ne pas percevoir l’obscure anomalie de la lente ondulation. Mais s’il la découvre, le mouvement l’immobilise. Le suspens travaille dans ces œuvres. Il tend l’attente infructueuse que l’objet retrouve finalement sa silhouette, que la « règle » animée finisse par s’arrêter et récupère sa rigidité rectiligne. Mais l’objet ne fait que tourner autour de sa propre forme. Que le mécanisme s’arrête ne le reconstitue pas. Seule la somme des positions des lamelles pendant le parcours du cycle refait l’objet. Le suspens demeure en suspens.

Contrepoints au mouvement

Je travaille maintenant dans le sens de la complexification. Le même principe mécanique produit, comme un écho, d’autres phénomènes, des mouvements divers — déséquilibres, pendulations, glissements — sur des objets additionnels. Ombres portées. Les sculptures animées, par exemple mes récentes « corniches », s’intègrent à l’architecture. Elles deviennent ainsi un fond ou un support sur lequel jouent, en faux protagonistes, des objets réels (des verres, des bouteilles, des pots de fleurs, des bibelots…) en équilibre instable. Ces objets, contingents et interchangeables, sont en réalité les marionnettes de la sculpture animée, structurelle. 
Dans le même sens, je m’intéresse au contrepoint entre le traitement tactile de mes œuvres et son reflet virtuel, idée qui se manifeste en LIVREMONDE, sculpture réalisée pour l’Exposition universelle de Séville en 1992, qui contient un moniteur vidéo. Et aussi, inversement, je m’intéresse au contrepoint entre la gestation de la sculpture grâce au traitement virtuel, et son exécution matérielle. Par exemple, dans le film que le vidéaste Gustavo Kortsarz et moi avons conçu, l’informatique fabrique et montre les profils qui serviront à la conformation de la sculpture.


2004. Texte inédit
© Atelier Jack Vanarsky

Retour en haut