Les imperceptibles frémissements de Jack Vanarsky

Écrits sur Jack Vanarsky

1980 JEAN-LOUIS PRADEL

Une sculpture animée, figurative de surcroît, évoque inévitablement ces fameux automates dont Le XVIIème et surtout Le XVIIIème siècles furent si friands. Mais Jack Vanarsky est aux antipodes de Jacques de Vaucanson, aucun rapport entre le « Paillasson » de l’un et le « Canard artificiel » de l’autre. S’il se qualifie lui-même de Sherlock Holmes à l’occasion, il n’est en rien l’héritier du génial prestidigitateur Robert Houdin. Archéologue, si ce n’est géologue de la vie, il fuit les tours de passe-passe comme le perfectionnisme, préférant, en artiste, l’émotion et les élans du cœur au sec savoir-faire des manipulateurs. Il aime trop la vie pour tenter de la plagier laborieusement. À l’époque des robots et à celle, bientôt, des parfaits simulacres holographiques, Jack Vanarsky s’attarde à peaufiner quelques morceaux choisis, quelques fragments, quelques indices, pour que quelque chose se passe, de superbement modeste, comme un peu de désir qui peut tout. S’il ne s’agit ni de grandes mécaniques baroques comme des opéras, ni de machineries sophistiquées fonctionnelles comme des robots, c’est que nous sommes avec Jack Vanarsky dans ce subtil entre-deux où se conjuguent la poésie et la lucidité contre toutes les illusions.

La vérité, ou plutôt ce pas de vérité d’une de ces œuvres figuratives et animées, participe du monde sans illusion ou errent, en toute liberté, les espoirs et les désespoirs, les plaisirs et les peines, la nostalgie comme les amours secrètes. Nous sommes ici dans un monde de traces, où le mouvement lui-même ne se perçoit qu’à quelques indices que seule une patiente et complice attention peut découvrir. Contre l’aveuglement des évidences ou le mensonge des illusions, c’est là un effet de présence, celui d’un fait concret, d’un faire dévoiler les éléments, d’une aventure périlleuse, aucune perfection ne vient rompre le charme de ces objets dont les ressemblances paraissent fortuites comme des rencontres. Qu’est-ce qu’une trace d’empreinte de pied saucissonnée en d’innombrables lamelles savamment assemblées et mises en mouvement par quelques bielles mystérieuses, si ce n’est un défi, fruit de je ne sais quel « dérangement de cervelle » que Diderot revendiquait comme nécessaire au goût des beaux-arts, mais un défi lancé à l’imaginaire !

Les objets étranges de Jack Vanarsky ont la générosité de paraître familiers moins pour nous séduire, ou nous convaincre, que pour « changer les choses », ébranler nos certitudes, ouvrir partout, même dans les recoins les plus paisibles où sommeillent les plus rassis stéréotypes, les brèches du doute, les lézardes du désir. Comme le dessin choisit toujours l’essentiel, le trait ne cessant de se jouer de la surface blanche du papier, la ligne parcourant l’infinitude pour laisser çà et là quelques figures ressemblantes, le pointillé comme la réserve étant ses armes favorites, les objets de Jack Vanarsky vont du bois brut à tel doigt hyperréaliste, à ce pas, ou à cette table tout a fait crédible en une savante gradation. 

Peu à peu se superposent les artifices, ceux de la forme donnée par le sculpteur à la matière, ceux de la couleur apportée par le peintre sur cette forme, enfin ceux du mouvement provoque par un moteur dissimulé quelque part, en je ne sais quel cœur secret de l’objet. Cette gradation, le processus dont elle témoigne, affirme la franchise de ces objets. C’est là une bonne part de leur force, de leur résistance contre tous les faux-semblants qui nous cernent. Jack Vanarsky ne triche pas avec la seule règle qu’il s’est fixée, la seule qui vaille à tous coups, la contrainte intérieure, celle qui vous fait aimer ce lieu déserté, cette main abandonnée, cette poitrine offerte.

Autant de morceaux de vie, de tranches de vie, passées, présentes ou futures, innombrables et uniques, communes et exceptionnelles, ce sont les assemblages ou l’objet brut, le ready made, la pièce de bois sculptée, une secrète petite mécanique, de grands lambeaux de souvenirs, de petites fugues ironiques, pittoresques ou carrément farceuses, et bien d’autres choses se côtoient lient et se délient sans cesse, s’enchevêtrent et se confondent, où enfin tout peut se perdre pour aussitôt se retrouver. Ce morcellement extrême est celui qui refuse les enrégimentements, les globalités sécurisantes, les unités factices.

Ces œuvres forcent l’attente, elles provoquent à prendre le risque de perdre son temps. Elles nous intriguent, ce sont des énigmes discrètes placées à la limite du non-sens, là où tout peut toujours basculer, même le monde le plus ordinaire, le plus familier, le plus conventionnel. Il s’agit d’un frémissement de l’aventure au quotidien. Périlleux intimisme que celui qui fuit les règles de l’Art, ses pompes et ses trucs, pour nous glisser quelques précieuses confidences au creux de l’œil, du côté de la macula. Jamais conformes, même pas à leur force initiale, ces sculptures se jouent de nous plutôt que de jouer le jeu de la Sculpture majuscule. Elles sont du côté de ces minuscules libertés qu’il s’agit à chaque instant de conquérir contre un ordre des choses installé sur le socle des monuments.

Le mouvement avec lequel Jack Vanarsky enrichit la palette du sculpteur ajoute au défi lance par le volume à l’espace, celui de la mouvance lance contre le temps, fut-elle imperceptible, voire immémoriale. Ce pas de vérité, ce pas de liberté, c’est aussi ce pas en avant qui provoque l’imagination à cet effort nécessaire pour que tout soit toujours autrement. Jack Vanarsky est un irréductible perturbateur.


© Jean-Louis Pradel. Vanarsky — Exposition à la Galerie L’œil de Bœuf.

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