Les automates d’un cabinet des merveilles

Écrits sur Jack Vanarsky

2000 GÉRARD-GEORGES LEMAIRE

Il faut qu’une porte de l’art soit ouverte ou fermée

Quand il achève en 1978 la sculpture animée baptisée Porte à faux, Jack Vanarsky n’a pas vraiment songé à la célèbre porte de Marcel Duchamp, Porte, 11 rue Larrey de 1927 (qui, à son tour dérive d’une proposition antérieure, la Fresh Widow, un semi Ready-Made de 1920 et de La Bagarre d’Austertitz de l’année suivante, qui ont été à l’origine de nombreuses spéculations de la part des créateurs de notre siècle). À l’époque, il a plutôt en tête Keinholtz ou George Segal, en somme des protagonistes du Pop Art américain. Mais il n’en n’est pas moins vrai qu’il retrouve l’esprit du Ready-Made, qu’il associe à d’autres modèles théoriques, pour élaborer cette œuvre qui représente le premier compendium des principaux axes de sa recherche. Avec Le Paillasson (1977), qui est logiquement disposé devant la porte, il complète un cycle de réflexion sur les empreintes (à laquelle appartient Givre, 1977 et qu’il poursuit par la suite, avec D’une oreille attentive, 1980, ou Des pas de géant, 1986-1987). Lorsqu’ils sont éclairés, les verres laissent apparaître (on les voit onduler en semi-transparence) des traces de mains et les traits d’un visage. Celui-ci évoque les masques et les visages (Le Masque de la mort lente, 1972, Le Masque de nuit, 1973, Le Souffleur de verre, 1972, etc., qui sont étroitement associés à des figures de personnages – celles des premières sculptures animées – qui sont des automates souvent comiques). Le masque réapparaît plus tard en tant que portrait cette fois-ci, dans Toporgraphie (1998), réalisé avec l’aide d’un ordinateur.

Le détournement d’œuvres emblématiques de l’art moderne et leur réinterprétation sont au fondement de sa démarche esthétique. Les Trois stoppages-étalon (1913-1914) de Duchamp est un autre de ses objets de prédilection. En 1981, il signe Dérèglement : segment, ou un double-décimètre ondule lentement en niant sa nature et sa fonction. Un an plus tard, il produit le Mètre-étalon : la règle est animée par un mouvement ondulatoire sur un support composé de différents fragments de marqueteries mis au rebut. En 1983, il reprend un dispositif assez similaire avec J’aime la règle qui corrige l’émotion, où le titre est inscrit à la main sur la partie droite de l’œuvre.

La relation qu’il entretient ici avec Marcel Duchamp est aussi complexe que délibérément ambigüe. II s’empare d’une œuvre célèbre, mais surtout exemplaire, la transpose dans son propre univers, la métamorphose, jouant parfois aussi avec le litre (comme L’auteur du Grand Verre n’a cessé de le faire) pour approfondir la perspective de ses hypothèses plastiques et pour leur apporter de nouvelles dimensions spéculatives ou purement imaginaires. Ses hommages appuyés et néanmoins ironiques a L’entreprise néoplasticisme de Piet Mondrian dans un cycle de tableaux mouvants intitules Le Hollandais volant, réalisés entre 1984 et 1993, introduisent un autre genre de relation avec son illustre prédécesseur. Il y reproduit de très célèbres toiles abstraites du peintre néerlandais tout en imprimant à leur surface un lent et lancinant mouvement de vague. Il lui arrive de les reproduire sur des panneaux de bois mal dégrossis et rugueux, ou d’installer ce tableau copié dans un second cadre, comme le faisait d’ailleurs Mondrian, mais aussi pour accentuer encore la distance ironique qu’il entend instaurer. Il faudrait peut-être voir dans ce système de perversion iconographique (ce n’est là qu’une suggestion toute personnelle) une subtile allusion aux travaux de certains artistes latino-américains qui ont inventé l’art optique (je pense en particulier au cinétisme de Soto ou de Le Parc).

D’autres œuvres comportent des références (ou larcins revendiqués ou non) moins évidentes et en tout cas dérivant de nombreuses sources. Je songe par exemple à l’importante série où ce sont des flèches qui servent de dénominateurs communs. Sous des litres divers, tels que Scène de chasse  (1983), Flechin  (1984), Flechuela (1984), Flechazo  (1984), elles indiquent toujours la même direction en ondoyant doucement sur un fond d’assemblages de bois plus ou moins importants et plus ou moins sommaires. Le rapport avec le nouveau réalisme est patent, mais n’est ici que secondaire.

Il convient d’associer ces flèches à un ensemble de compositions dont le sujet est un morceau de corde ou un nœud grossier, mais indestructible, ou encore un nœud gordien, qui est brisé en plusieurs parties, mais ne se dénoue jamais. Le fond est toujours constitué de fragments de palissade ou de pièces de bois ajustées de façon rudimentaire. On ne peut pas s’empêcher de rapprocher des tableaux tout en matière d’Antoni Tàpies des créations intitulées Le Bateau ivre (1987), Nœud (1988) L’indéfini indéfini (1991). Mais dans ce cas, l’analogie est lointaine et entame un enchaînement de mises en abîme. La citation, détournée et en partie occultée, n’est qu’un des matériaux participant à l’élaboration symbolique de la composition. Un dernier exemple de cette procédure singulière : le Papillon, une sculpture animée de l’an 2000, comme d’autres travaux antérieurs, fait manifestement allusion à des collages dadaïstes ou surréalistes de Max Ernst, à commencer par Loplop aux papillons (1932). Ses Papillons sont des leurres visuels, un éclat de rire dans le langage et l’introduction d’une inquiétude dans une figuration légère en apparence.

Jack Vanarsky prend un malin plaisir à prendre possession des œuvres phares de l’épopée de l’art moderne ayant pour dénominateur commun de mettre en avant le mouvement afin de donner naissance à ses propres œuvres. II a créé des tableaux en partant de grandes pièces figurant désormais dans le panthéon de notre siècle : il fait du Nu descendant un escalier de Duchamp trois tableaux qui bougent rebaptisés Nu descendant un escalier mécanique (1989), met côte à côte deux dessins de Pablo Picasso et de Marc Chagall. Dans Grimaces (1990), il anime La Danse d’Henri Matisse (1993), il revisite L’un des tableaux les plus saisissants de Vincent Van Gogh dans Tourbillons (1990), la vague d’Hokusaï avec Lames [1989). Les « copies » mises en mouvement par le petit appareillage électrique sont de dimensions modestes et sont installées sur un fond en bois peint de manière rudimentaire (une sorte de monochrome brossé à la hâte et dont la surface est souvent écaillée ou fendue). II soumet à un traitement identique les photographies de Muybridge, qui ont été si cruciales pour les artistes de la période impressionniste dans Hop, dada ! et Dada hop !

La confrontation avec ce passé glorieux à un caractère ludique. Mais elle a aussi un aspect qui dépasse le jeu avec ces formes usurpées et parfois dévoyées. L’artiste les utilise pour modifier de manière significative le regard que nous pouvons poser sur un objet esthétique. C’est la qu’il a l’intention de nous entraîner afin de nous faire prendre conscience d’une poésie qui a pris a la lettre le principe des futuristes italiens – le dynamisme plastique -, mais l’a employé à des fins radicalement différentes. Son univers embrasse les œuvres d’art non plus comme entités uniques et sacralisées, mais comme autant d’éléments contribuant à la fondation d’une culture déterminée. Des lors, elles deviennent les éléments d’un rébus spéculaire où nos certitudes sont remises en cause.

Dans une création récente, La Porteuse de pain (1999), il subtilise – en toute innocence, car il n’y songe pas quand il la réalise – la baguette de pain de la célèbre sculpture de Salvador Dali, Buste de femme rétrospectif, présentée a l’exposition surréaliste de la galerie Pierre de Paris en 1933 (qu’il avait déjà empruntée pour une sculpture animée de 1973 qu’il appelle Serpain, formulant un jeu de mots) sur une bicyclette et installe le dos nu d’une femme dans la porte de Marcel Duchamp. Cette mise en scène, comme il l’avait fait auparavant dans le Départ pour Cythère (mais sans le pain !) redéploie plusieurs œuvres surréalistes (dont La Légende dorée de René Magritte, un tableau de 1958) pour en soutirer une configuration inédite. Son histoire se révèle alors une refonte caustique mais aussi jubilante des pierres angulaires de l’imaginaire artistique du monde occidental.

Le grand assemblage qui fait pendant à La Porteuse de pain rappelle nécessairement La Représentation (1937) de René Magritte. Mais ces deux créations s’inscrivent dans une optique très diverse de celles des œuvres évoquées. L’artiste a placé sur le ventre d’une femme enceinte (Le Nombril du monde, qui est un clin d’œil facétieux à Origine du monde de Gustave Courbet), sur les seins « Les Deux mamelles » et sur les fesses (le Cul du monde) de ses femmes mouvantes des fragments de planisphères qu’il a truquées à loisir. Il instaure de la sorte la mise en scène d’un univers qui est le résumé de sa propre existence, avec L’Amérique du Sud qui, a la fois, se rapproche et s’éloigne de L’Europe. Dans ces œuvres, la porte se change en un castelet avec deux rideaux rouges qui s’écartent : il s’agit d’une perversion en bonne et due forme en vue de la fondation d’un nouveau théâtre de réminiscences et d’accotements inédits. Il complète ce dispositif érotique avec les Dangers de la traversée, qui est un petit livre de géographie dont les pages offertes au regard sont animées par un mouvement insensible et montrent L’Argentine et L’Europe séparées par un océan comble de dangers et de catastrophes maritimes ou autres.

En somme, son attitude consiste à modifier radicalement la conception de l’œuvre d’art afin de lui attribuer un rôle déroutant.

La réinvention du livre

« Au huitième chant de l’Odyssée, on lit que les dieux tissent des malheurs afin que les générations futures ne manquent pas de sujets pour leurs chants ; la déclaration de Mallarmé selon laquelle « tout, au monde, existe pour aboutir à un livre » semble reproduire, à trente siècles de distance, cette même idée d’une justification esthétique de nos misères. »

Jorge Luis Borges, « Du culte des livres » (1951) Autres inquisitions.

À Rome, j’ai eu récemment l’occasion de visiter l’exposition consacrée à Jorge Luis Borges dans une salle du palais Barberini. J’ai eu la surprise de trouver une des œuvres de Jack Vanarsky dans une des vitrines présentant les photographies, les livres, les autographes retraçant la carrière du grand écrivain argentin. Mais pourtant, ce livre qui respire et qui se meut doucement n’est-il pas à sa place à cet endroit précis ? Borges n’a-t-il pas décrit des livres étonnants à la fonction métaphorique, comme le livre de sable, ou « aucune [page] n’est la première, aucune n’est la dernière. « Et l’artiste a trouvé dans un entretien paru dans Le Monde un passage qui fait écho à ses propres spéculations : l’écrivain y parle de cauchemars récurrents ou surgissent des livres dont « les lignes oscillent, ondulent, vacillent et s’emmêlent ».

L’intérêt qu’il porte au livre n’est pas d’hier. En 1981, il procède déjà à un détournement du Temps retrouvé, ou il remplace le nom de Marcel Proust par le sien, mais conserve le sigle de la NRF. Trois ans passent et il produit FeuillagesLes Plaisirs de l’amourLa main passe (où il a marqué l’une des pages ouvertes de L’empreinte d’une main). En 1986, il achève Avatars, il utilise l’iconographie des sciences naturelles et montre une page isolée avec son papillon-fétiche.

Tous ces ouvrages qui semblent posséder leur propre existence et leur propre âme, qui ondoient imperceptiblement en engendrant une sensation troublante de respiration tranquille, comme si les mots et les illustrations qu’ils contiennent avalent soudain acquis un pouvoir mystérieux en se libérant du regard du lecteur, aboutissent à l’opera omnia, Livremonde, grande sculpture animée qui incorpore des images sur vidéo, que L’artiste parachève en 1992 pour la présenter ou pavillon de la France à L’Exposition universelle de Séville.

D’autres œuvres dérivent de cette veine, comme Brainstorming (1993) : le livre animé est posé sur une planche au-dessous de laquelle s’enchevêtrent un grand nombre de câbles électriques. Avec Casa tomada (1994), il installe son livre sur un petit meuble de chevet, des papillons en plomb évoluent sous le tiroir. Toujours en 1994, il couvre une table d’écolier d’un livre de géographie ouvert, d’un petit volume noir et d’un cahier corne, tous deux fermés. Fluctuat nec mergitur (1998), comme son litre le suggère, c’est un hommage à la ville de Paris : il s’agit d’un plan imprimé dans un petit volume ressemblant à un guide Taride, où la physionomie de la capitale est bouleversée. Plus récemment encore, il soumet des partitions au même traitement et met au point un autre genre d’intervention sur les pages en créant Livro do desassosego (1999).

Enfin, il s’emploie à donner une autre signification à sa relation à l’objet littéraire en l’associant au souvenir de la salle de classe dans La leçon de géographie. Peu à peu il complète les éléments de cette installation qui est présentée au Ludwig Forum d’Aix-la-Chapelle en 2000, en y ajoutant d’autres pupitres, des lampes métalliques et une grande carte murale qui figure un plan de Paris anamorphose selon des lois relevant de l’idiosyncrasie, il s’agit cette fois d’une imposante scénographie, qui peut être considérée comme le pur compendium et de sa mémoire et de sa quête intérieure.

Le livre tel que nous le propose Jack Vanarsky n’appartient à aucune bibliothèque, réelle ou fictive, pas même à celles inventées par Borges, alors qu’il peut être interprété comme un écho de cet idéal vertigineux. C’est sa façon de traduire sa relation très personnelle à la littérature en la projetant dans les codes ludiques de son art. Là où les peintres de la seconde moitié du XXe siècle, d’Henri Michaux à Cy Twombly, ont tenté d’englober l’écriture, sous des formes multiples, il fait de cet objet spécifique et d’une valeur mythique contradictoire qu’est le livre la pierre angulaire de son microcosme, où tout est doute, fantasmagorie et dérision.

Rome, août 2000


© Gérard Georges Lemaire 2000. « Les automates d’un cabinet des merveilles ». Catalogue de l’Exposition à la Galerie du Centre.

Retour en haut