L’encyclopédie existentielle

Écrits sur Jack Vanarsky

1995 PIERRE RESTANY

La découpe plus l’électricité : il y a plus de trente ans que les sculptures animées de Jack Vanarsky exercent sur le spectateur l’’ondoyante fascination de leur mise en scène de l’espace-temps de telle ou telle forme. La mise en mouvement des plaques articulées déclenche l’inexorable lenteur d’une transe sourde qui affecte les deux dimensions existentielles de l’image : l’amplitude du temps d’animation en ébranle la cohérence spatiale, sans provoquer l’irrémédiable rupture. L’artiste, grand maître de son style, nous fait rêver à des apocalypses douces et à de souples tremblements sur l’échelle de Richter de notre imaginaire.
Cette sensation d’élasticité dans l’oscillation est capitale. En gommant l’agressivité, elle accentue le sens du mystère occulte. Toute forme qui ondule annonce son secret. Secret d’un visage, secret d’une fonction, secret d’un message. Message lent, fonction furtive, il s’agit d’une affaire sérieuse. Jack Vanarsky nous invite dans les salles de son exposition à la Maison de l’Amérique latine à un long voyage au bout de la mémoire.
Qui dit mémoire dit connaissance. Le Livremonde qui nous accueille au rez-de-chaussée a été présenté dans le pavillon français de l’Exposition Universelle, Séville, 1992. II se compose d’une sculpture animée et d’une image de synthèse 3D sur écran vidéo. Le « livre » fait 100 x 150 x 100 cm et sa vitrine est de dimension pratiquement double. Assemblage de bois et de plexiglass en lames articulées, Livremonde contient en lui tous les livres du monde. II retrace dans ses « pages » les divers moments de l’évolution et de la transmission du savoir humain, depuis la pierre gravée jusqu’à l’image de synthèse, en passant par le parchemin enluminé et le papier imprimé. L’observateur attentif y pourra distinguer les fragments d’un véritable trésor de l’histoire universelle, qui part des inscriptions cunéiformes ou d’un fragment du Livre des morts égyptien pour aboutir à la structure d’une protéine ou à un détail de chaîne fractale, sous le signe d’une intuition synthétique mallarméenne : tout au monde existe pour aboutir à un livre. Une phrase que l’on croirait issue du Talmud ou de l’Encyclopédie, ou encore de la bouche d’un Léonard, d’un Einstein ou d’un Borges : l’auteur l’a empruntée à Mallarmé pour souligner l’ampleur du propos, en jetant dans la balance, avec une magistrale élégance, son propre « coup de dés ».

Livremonde est le grand œuvre de Vanarsky, la manifestation épanouie de son intelligence opérationnelle. Les deux salles du sous-sol se présentent comme une corniche du chef-d’œuvre (ce n’est pas un hasard si la pièce de bois qui ondule sur le mur du fond porte ce titre). Deux des pièces présentées développent la métaphore de la bouteille à la mer. La première bouteille qui vogue sur un bois viking évoque le naufrage de Leif Eriksson à son retour d’Amérique. La seconde, flottant sur un panneau plus anonymement maritime, est censée aborder la côte de Bretagne.
Et le reste du répertoire se compose de livres ouverts ou fermés qui traitent dans leurs pulsions allusives des oiseaux migrateurs, de l’effet papillon et d’un envoi de feuilles mortes ou qui illustrent Alice ou les Canti de Leopardi. Ils reposent pour la plupart sur des socles. Casa tomada est sur une table de chevet. Dans la petite salle voûtée en fin de parcours, des « cahiers » trônent sur des pupitres d’école.
Je garde pour la bonne bouche, l’une des pièces les plus précieuses, Le manuscrit trouvé à Saragosse, copie du seul exemplaire original de l’œuvre qui nous soit parvenue jusqu’à ce jour. Posé sur une planche brûlée, le livre est présenté ouvert à la première page. Ce déploiement de culture et de goût, cette mise en pages de la connaissance constituent pour moi une expérience rare, un véritable régal du cœur et de la tête. Je me souviendrai longtemps de ce jour d’hiver dans l’atelier de Vanarsky à Vitry, de l’étrange complicité qui nous a unis dans la contemplation de ses livres qui se feuillettent tout seuls et surtout de l’immense amour du savoir humain qui se lisait dans son regard.
Nous voilà bien loin de la dislocation comique des pantins de foire, ou du grincement sadique des câbles sous tension. Jack Vanarsky a su transcender la routine minutieuse du labeur quotidien pour donner à son langage la vraie mesure d’une encyclopédie existentielle. Une ambition aussi noble, servie par un talent aussi sûr et assumée de façon aussi simple, il y a là de quoi forcer le respect. Je salue cet authentique acte de foi en l’homme, à une époque ou de tels événements se font de plus en plus rares, quand il y va de la vie de l’esprit.


© Pierre Restany. 1995 « L’encyclopédie existentielle ». Catalogue de l’ Exposition à la Maison de l’Amérique Latine, Paris.

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