Les corps incertains [ extrait ]

Écrits sur Jack Vanarsky

1980 JEAN-LUC CHALUMEAU

Peter Schlemihl avait perdu son ombre: on a souvent voulu voir dans son aventure une métaphore de la perte de l’âme. Mais il faut peut-être relire Dostoïevsky et comprendre que c’est bien notre ombre véritable que nous avons perdue, dans la mesure où nous avons oublié de dialoguer avec notre corps. Le « primitif » entretient, dit-on, un commerce réel avec son ombre, qui n’est pas pour lui un morceau aliéné du sujet mais son double à part entière.

Dans « Das Unheimlich » Freud a cerné les manifestations les plus subtiles de l’angoisse moderne née de la perte du double et, par conséquent, de la dislocation du sujet : un moment vient où les choses les plus proches de nous — qui prolongent notre corps — nous paraissent étrangères. Avec elles, notre voix et notre image tombent à leur tour dans la séparation. Hantise du double perdu, que Freud a contribué à répandre dans la Société désormais investie par les psychologies traqueuses de corps séparés.

Qu’est-ce qu’un sculpteur lorsqu’il s’intéresse à la figure ? Un inventeur-créateur de nos doubles qui nous manquent. Un investigateur de notre rapport au corps dans l’espace et dans le temps.
Or voici que Vanarsky, sculpteur, se propose de réaliser un environnement qu’il appelle retour d’absence. « II s’agit d’un espace devenu vide, en décadence, mais comme érodé par une occupation ancienne. » On pourra y voir une salle d’attente : le terrain d’enquête d’un Sherlock Holmes décelant les indices, non d’un crime, mais d’un passage… Dans ce lieu dépeuplé, précise Vanarsky, il n’y a de vivant que l’absence.

On verrait en effet dans ce lieu des traces, des empreintes, des reflets et des transparences. 

Des « restes de gestes ou de regards ». Toutes sortes de témoignages inscrits dans le mobilier : traces de pieds et de mains qui, selon la technique familière de Vanarsky, se gonfleraient et se dégonfleraient, leurs ondulations les faisant apparaître à la lumière puis disparaître (on sait que Vanarsky utilise des mini-moteurs insonores pouvant marcher en continu qui actionnent les lamelles composant les personnages ou les fragments de corps). « À la fenêtre, sur un carreau, une figure ou, plutôt, le fantôme d’une figure : quelqu’un qui regarde — a regardé — ou bien, se reflète — s’est reflété — Des mains, des doigts, ou des yeux sans figure, ectoplasmes, peut-être, aussi… »

Vanarsky se souvient de l’impression étrange née en lui à la lecture d’un passage de Virginia Woolf (dans la «promenade au phare ») où il est question de « certains airs » détachés de la masse du vent, qui passent dans un salon abandonne et frôlent les murs et les objets « d’un air méditatif »…

Le sculpteur déploie son savoir pour parler non seulement de l’homme en tant qu’il s’est rendu absent à lui-même, mais aussi de son double perdu et cependant présent. Vanarsky ne s’embarrasse d’aucune théorisation de son travail et cherche instinctivement à réconcilier la mort et le corps, et l’ombre du corps.


© Jean-Luc Chalumeau. Publié, in Opus International, printemps 1980, n°72. [extrait]

© Atelier Jack Vanarsky

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