Instabilisations

Écrits sur Jack Vanarsky

2004 CHRISTINE FRÉROT

Bien que de taille modeste, l’exposition de la galerie du Centre, avec treize sculptures animées d’époques différentes et six œuvres récentes sur papier, présentait un ensemble cohérent formé de plusieurs travaux autour des corniches (avec bouteilles et verres) et des cordes, ainsi que des images découpées d’après cartes postales et des collages d’images infographiques fragmentées. La très emblématique sculpture animée intitulée « Installation » (medium, verre, mécanisme électrique, 2000) ouvrait symboliquement cette exposition ; elle consistait dans la présentation d’une série de lettres formant le mot installation, certaines en équilibre instable, d’autres ayant déjà chuté sur la plate-forme ondulante leur servant de support. Clin d’oeil ironique à la création contemporaine, à la vulnérable réalité de l’art, à son identité passagère… ? Ce qui est certain, c’est qu’on était ici face à une triple redondance métaphorique, l’« Installation » se référant à la fois à l’oeuvre en soi, à son type, mais aussi à son instabilité, et au-delà du mouvement et des lettres, à son caractère inconstant et éphémère. Comme une parfaite introduction.

Jack Vanarsky aime les oppositions. Subtiles et inéluctables, intemporelles et poétiques comme ce discours artistique qu’il déroule avec tendresse et humour, pour y mettre en scène une précaire ou fugace réalité. Stable et instable, fragile et solide, mouvante et immobile, « l’instabilisation » (néologisme créé par l’artiste pour l’exposition), renvoie à la dialectique fondatrice de l’œuvre, celle de sa dimension immatérielle qui fait que -simultanément- la chose est et n’est pas. Mais peu importe au fond de rationaliser sur l’évidence ou de spéculer sur l’absence. Ce qui compte, c’est le voyage imaginaire, visuel, et intemporel qu’elle suggère chez celui qui regarde et qui le laisse, tout comme les objets concernés, en apesanteur. L’artiste est un fin -et non moins savant- observateur du quotidien et le choix de l’objet le plus banal devient pour lui le prétexte d’un récit autant plastique que linguistique et réflexif. Il peut être aussi l’alibi de plusieurs jeux qui impliquent autant les mots -néologismes ou double-sens-, que le mouvement, les limites et les frontières. Quant aux titres, ils ont une relation en résonance complice avec l’image dont ils prolongent et interrogent le sens. Mais c’est le temps qui est surtout interrogé par l’artiste. Lorsqu’on lui pose la question du sens de l’objet animé, Jack Vanarsky évoque la « mémoire de la mobilité potentielle » et le « temps qui passe ». 

L’œuvre regarde dans plusieurs directions. Elle est autant cinétique que statique, autant philosophique qu’esthétique et poétique. Jack Vanarsky substitue la métaphysique au fantastique, tout en rêvant de « fabriquer des ectoplasmes. Plus de mécanique, plus de matière, le halètement d’une forme dans le vide ». Pour lui, « il ne s’agit pas de représenter l’objet, même pas l’objet du désir, mais le désir de l’objet. Les objets que je crée existent du fait qu’ils bougent ». L’artiste a inventé en 1968 un système mécanique qui découpe le quotidien en tranches de tailles différentes pour donner, l’espace d’un instant, l’illusion de la vie. Qu’il s’agisse de feuilles, de cordes, de livres, de règles, de flèches ou de bouteilles, il a choisi de mettre l’objet ou « l’image » découpée et fragmentée en mouvement réel ou virtuel et avec ce tropisme, recréer une autre image, une réalité onirique, fantasmagorique où se croisent désir et mémoire, destin et espoir, autant que dérision d’un improbable futur. L’objet inanimé a bel et bien pour lui une énergie intérieure qui le fait palpiter, onduler, danser sous le regard. Dans cette oeuvre qui semble limpide, il n’y a ni anecdote ni histoire, il n’y a que des incertitudes. 

Jack Vanarsky vit et travaille en France depuis 1962. À cette époque, certains de ses compatriotes et d’autres latino-américains installés à Paris se lancent dans l’aventure cinétique. Avec leurs créations virtuelles ou mécaniques sur le mouvement, ces artistes et notamment Le Parc, Cruz-Diez et Soto, entament une ère nouvelle dans laquelle l’art de l’Amérique latine ne pourra plus être regardé comme avant. Ils initient en France le basculement de la vision presque centenaire de cet art, engluée et figée dans des clichés exotiques où, pour le critique et l’historien, tout ce qui est extra-occidental (c’est-à-dire hors de l’Europe et des États-Unis) est regardé avec condescendance, dans une distance ignorante ou aveugle et quelque peu méprisante de l’Autre. Les artistes cinétiques vont contribuer à construire à Paris une vision différente en imposant un mouvement artistique qui deviendra international et se développera autant en Europe de l’Est qu’aux Étas-Unis. Pourtant Jack Vanarsky ne partage pas ces préoccupations et n’adhère pas aux thèses formelles de l’art cinétique telles que les conçoivent ses théoriciens. Il se situe dans un registre personnel de recherche et de pensée plastique où son désir de mouvement tisse une parenté avec l’esprit joueur des « Nouveaux Réalistes ». Il déclarait en 1974 « que le mouvement comme un paramètre de plus, est aussi nécessaire que les autres. Pas pour représenter une action, mais en tant que source d’expressivité, de déformation, d’inquiétude ». 

Ses « sculptures animées » sont faites de divers éléments. En dehors des objets cités plus haut ou des parties figurées du corps humain – mains, oreilles, visages, seins, fesses, empreintes de pieds… – constitués de lamelles assemblées et maintenues l’une à côté de l’autre par un axe mis en rotation par un petit moteur invisible, il y a les éléments fixes qui vont du support – carton, planches de bois ou de fer – à des éléments recyclés comme la porte ou la fenêtre, vieillis naturellement ou patinés par l’artiste. Les notions de temps et de mémoire travaillent sans cesse le sens et la forme de l’œuvre. Vanarsky propose une sorte d’éloge de l’infinitude, doublée d’une parodie de cette perfectibilité dominante qui paralyse notre imaginaire. Avec lui, on est loin des robots lisses et froids, des « pinceaux » de l’ordinateur qui prétendent nous faire rêver avec des images de synthèse souvent vidées de toute dimension d’humanité. Ses instabilisations peuvent être « vécues » comme un défi « réel-merveilleux » à l’espace-temps.

Dans « Art » (medium, bouteille, mécanisme électrique, 66 x 50 x 22 », 2004) la bouteille peinte en noir et blanc va et vient au gré du mouvement du support-corniche et le pinceau, enduit de peinture blanche, frotte une surface noire. L’ébauche du tableau abstrait ne dépend ici que d’un geste mécanique répétitif ; dérision et humour se retrouvent aussi dans « Tchin-tchin » (medium, verres à cognac, mécanisme électrique, 106 x 93 x 21, 2004), où trois verres à demi-vides se « balancent » sur une plate-forme ondulante et s’entrechoquent, évoquant l’ébriété sonore de ses consommateurs imaginaires. 

« Sans titre n° 5 » (medium, bouteille, mécanisme électrique, 66 x 50 x 24, 2004), est une exception à la règle de la répétition. Une plaque de bois est sommairement peinte en blanc, le mécanisme avec les lamelles est ajusté sur la superficie, une petite bouteille bleue y est posée et chemine au gré de l’ondulation pour finir par tomber délicatement sur un coussin de velours rouge posé plus bas à cet effet. C’est, dans cette exposition, le seul cas d’une progression que l’on pourrait appeler fictionnelle, avec un début et une fin, puisque le propre des autres installations est justement de produire un mouvement infini. Ailleurs, le regardeur est à la fois dans la vérité et l’illusion : la bouteille est bloquée par un butoir et reste alors en suspend dans la position où l’oscillation l’a laissée ; ou bien, elle est retenue par des fils de nylon visibles comme dans « Sable mouvant » (medium, bouteille, sable, mécanisme électrique, 106 x 93 x 21, 2004). 

La présence des cordes animées est dominée par la très métaphorique installation intitulée « La dérive des continents » (PVC, bois, mécanisme électrique, 1988) où deux cordes, disposées sur deux panneaux peints et séparés par une sorte de « fracture », tournent en quelque sorte sur elle-mêmes et ne peuvent jamais se rencontrer. Au-delà de ce qui, plastiquement, apparaît comme une « blessure » et renvoie, symboliquement, à l’impossibilité de la rencontre et de la fusion, ou à la souffrance de la rupture, s’impose l’inéluctabilité des oppositions et des différences. Dans les  oeuvres sur papier qui ne sont pas animées par un moteur, Vanarsky a substitué le mouvement réel au mouvement virtuel. Il a découpé des cartes postales, comme par exemple une reproduction de la descente de croix de Velasquez, ou utilisé la très célèbre image du chameau des cigarettes Camel -quatre versions diversement déstructurées-, en disposant en découpages successifs l’inscription en lettres noires sur fond blanc — « Fumer tue » — se trouvant depuis peu sur les paquets de cigarettes européens.

Jack Vanarsky ne cherche pas à nous tromper. Ce qui l’intéresse, c’est de suggérer une réalité qui aurait pu être, tout en étant et sans vraiment exister. Une réalité en devenir, une utopie, un mirage, un fantasme. Dans ces « saynètes » qui nous incitent à dérouler le fil d’une histoire oubliée ou à la réinventer, le son joue un rôle important. Qu’ils grincent, ronflent, frottent ou crissent…., les objets, ainsi parés d’humanité, sont surpris dans leur imperfection et leur inachèvement. La répétition du mouvement, source potentielle d’angoisse, nous met sur le fil du rasoir de notre propre conscience. Notre regard est fasciné par l’exploit, cherche à rétablir l’équilibre menacé, se résout à la chute fatale et finale. Pourtant, avec Vanarsky, la fiction ne s’arrête jamais.


© Christine Frérot, 2004.
Jack Vanarsky « Instabilisations » Publié par la revue Art Nexus n° 53, vol. 3, pour l’exposition de la Galerie du Centre, Paris, 4 mars – 30 avril 2004.

© Atelier Jack Vanarsky

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