Le petit monde magique de Jack Vanarsky

2008GEORGES GÉRARD LEMAIRE

Fondateur du groupe Automat, membre de l'OuPeinPo et du Collège de Pataphysique… Qui est Jack Vanarsky ? Un artiste argentin de naissance, français d'adoption, dont nous connaissons les œuvres « lamellisées » présentes dans de nombreux lieux d'art contemporain. Mais pas seulement. Retour sur une œuvre « pataphysique », ou rien « ne doit être pris au sérieux ».

 

Jack Vanarsky est né en 1936 dans la petite ville de General Roca, dans la haute vallée du Rio Negro, au sud de l'Argentine, là où commence la Patagonie. Ses parents, juifs argentins tous les deux, avalent une histoire familiale issue du Yiddishland, en Biélorussie du côté de son père, en Bessarabie (dans une région aujourd'hui partagée entre l'Ukraine et la Moldavie), par sa mère. À l'époque où il voit le jour, la vallée du Rio Negro est peuplée par différentes communautés d'immigrants espagnols, italiens, anglais. La famille Vanarsky avait rejoint General Roca ou le père, laïc et très marqué par sa culture d'origine - comme c'était souvent le cas pour les Juifs de sa génération - devint un membre très actif de sa communauté.
Quand il a onze ans. Jack Vanarsky part avec ses parents à Buenos Aires. Il montre très tôt un don particulier pour le dessin. Son frère aîné, sensible à cette vocation, le fait entrer dans l'atelier de Cecilia Markovitch, ancienne élève d'André Lhote et de Bourdelle. Tout en poursuivant ses études secondaires, il peaufine son éducation artistique sous la férule d'un autre peintre, Juan Carlos Castagnino, et aussi avec Antonio Beni et Léo Eneas Spilimbergo, qui furent collaborateurs de Siqueiros. Il fréquente la Société hébraïque argentine, important lieu culturel et artistique et, vers l'âge de quatorze ans, il entre aux jeunesses communistes. Il s'inscrit à la faculté d'architecture, mais n'en continue pas moins de fréquenter les ateliers et de militer. Il abandonne ses études au terme de son service militaire. Il collabore alors à la revue estudiantine Mar Dulce et il est journaliste dans le magazine Che et pour d'autres périodiques, où il fait des caricatures politiques et des articles.

En 1962, avec sa femme, le peintre Cristina Martinez, il se rend a Paris. En Argentine, Jack Vanarsky avait très peu eu l'occasion de voir de grandes œuvres du passé et de connaître l'art du présent (on lui avait montré, se souvient-il, Tápies, Saura, Vasarely). À peine arrivé en France, il passe de longues heures dans les salles du musée du Louvre. Pour vivre, il travaille dans une agence d'architecture. Il fait alors la connaissance de la critique et marchande d'art Ceres Franco, qui organise des expositions à thèmes baptisées « L'œil-de-bœuf ». Ces manifestations lui permettent de rencontrer des artistes plus âgés que lui, comme Corneille. Vers 1964, il travaille avec Cristina Martinez et son ami Alejandro Marcos, ainsi qu'Antonio Segui, dans l'atelier parisien de Antonio Berni.

Automat / Erotic Art

En 1965, Vanarsky retourne quelques mois à Buenos Aires. Il est enthousiaste du climat de liberté créatrice qui règne alors dans la capitale fédérale. Il expose à la galerie Dynasty et réalise à cette occasion une grande marionnette à fils qu'il suspend au-dessus de l'escalier. Ce pantin articulé à un caractère polémique puisque d'un côté il montre un militaire et, de l'autre, une strip-teaseuse capiteuse. Cette œuvre représente les prolégomènes de toutes ses créations à venir. Toujours la même année, de retour en Europe, il participe au Salon de Mai grâce à Pierre Alechinsky. Deux ans plus tard, il fonde le groupe « Automat » avec René Bertholo, Jose Gamarra, Raymond Guidot, Luciano Lanati, Lea Lublin, Alejandro Marcos, Roger Tallon. Et surtout, il développe avec soin son idée de sculpture en mouvement, qui ne représente pas le temps de l'action comme l'avait fait Umberto Boccioni, mais le rend concret. Invité avec « Automat » à la Biennale de Paris en 1967, il présente une silhouette de femme nue, glissant tout le long de ce corps aux formes charnues. L'année suivante, il se rend en Suède pour participer à l'exposition « Erotic Art ». Quand il rentre en France, au mois de mai, il se retrouve au milieu des « événements », et ne tarde pas à collaborer à l'atelier d'affiches de l'École Nationale des beaux-arts. Cette année compte énormément dans son existence, il ne vit pas que ces semaines mouvementées et passionnées : il met au point ses premières œuvres sculptées avec des lamelles de bois découpées animées par un moteur.

Cette technique, qui exige un travail long et minutieux, lui a permis, entre autres de créer des visages qui bougent et se déforment lentement. Leurs expressions parfois étranges, parfois grotesques, font songer aux bustes du sculpteur autrichien de la seconde moite du XVIII° siècle, Franz Xaver Messerschmidt, avec une dimension humoristique en plus. Dans le même esprit, il produit des planches où il utilise les types dessinés par Charles Lebrun, qui pensait que chaque visage humain correspondait à un animal précis pour anamorphoser son profil.
L'univers que Jack Vanarsky a élaboré à partir de ce dispositif s'est rapidement diversifié. S'il possède une forme d'humour noir et d'absurdité héritée de Dada et du surréalisme, il s'en distingue par une perpétuelle remise en question de ses sources, justement par l'humour et le goût de l'absurde. C'est ainsi que Marcel Duchamp tient une place de choix dans ses créations, de manière explicite, comme on le voit dans sa série de « Nus descendant un escalier mécanique » et dans la version de la Roue de bicyclette, ou de manière indirecte dans les Deux mamelles, une vieille porte à la peinture écaillée, dont la partie supérieure est retirée pour être remplacée par les rideaux d'une scène imaginaire qui s'entrouvrent pour laisser apparaître deux seins ronds qui s'animent imperceptiblement. La porte de Duchamp l'a depuis longtemps fasciné : il a signé, en 1977, une porte à sa façon, précédée d'un paillasson ou est marqué le contour de deux pieds.

Il y a aussi une profonde fascination dans son œuvre pour le monde littéraire - une fascination qui débute par les livres d'école, qu'il ne semble pas regarder comme le souvenir de pensums mais, au contraire, comme le moyen de quitter la salle de classe et de voyager de par le monde. Dans Les Dangers de la Traversée et le Tour du monde à la rame (deux compositions de l'an 2000), il a posé des livres sur de vieux écritoires d'écoliers, les uns fermés, les autres ouverts, mais tous animés par un léger mouvement d'ondulation qui les change en des objets d'un onirisme pur. Le livre est omniprésent dans son parcours: il réalise de nombreuses œuvres où il est présent, comme Piédestal (2000). En 1992, il est convié à créer une grande sculpture pour le pavillon de la France à l'Exposition universelle de Séville en 1992, le Livremonde. Il en compose un en hommage à Jorge Luis Borges et un autre pour saluer l'auteur du Médecin de campagne lors de l'exposition baptisée « Le siècle de Kafka », présente au centre Pompidou en 1984. En 2002, il a conçu La Chambre, grande installation construite au sein d'une des salles du musée Montparnasse pour l'exposition que nous y avons montée - « Métamorphoses de Kafka », Cette installation est montrée de nouveau au château de Linardié (2006), puis à la collégiale Saint-Pierre-le-Puellier d'Orléans l'année suivante, quand l'exposition a circulé.

Son intérêt pour la littérature ne se limite pas à représenter des livres de toutes les tailles possibles, une plume d'acier plantée dans l'épaisseur de ses pages ouvertes. Il s'est depuis longtemps passionné pour les recherches de l'Oulipo, et est un des membres de son équivalent dans les arts plastiques, l'OuPeinPo (« Ouvroir de Peinture Potentielle »). Et Vanarsky entretient un lien moins connu avec la littérature : il écrit des nouvelles, dont bon nombre ont été publiées.

Mais l'aspect le plus curieux de son expérience artistique est sans nul doute la performance qu'il a réalisée au palais de Tokyo le 1er avril 2007, en clôture des États généraux du poil organisés par le collège de Pataphysique, et qui figure dans le film AnimaLamina de Marie Binet (moyen métrage présenté en 2007) : en partant de sa ressemblance avec Albert Einstein, l'artiste se met en scène en train de couper ses cheveux et de se raser sa moustache pour démontrer avec humour cette incroyable similitude.


© Gérard Georges Lemaire 2008. " Le petit monde magique de Jack Vanarsky ". Revue Vernissage, Paris, numéro 3, décembre 2008. p. 70-74.