2004CHANTAL GOLOVINE
L'artiste Jack Vanarsky ne se « poste » pas devant le réel pour qu'il lui apparaisse ; il le fait apparaître délibérément en lui imprimant un mouvement. Une démarche rare à l'heure où l'esthétique contemporaine nous enseigne que le phénomène est apparaissant, que les choses ne sont que manifestation et que même le monde se mondanise... D'où vient ce refus de la plus assurée des certitudes sensibles? Pourquoi, dans Papillon (2000), animer cette sculpture peinte de bakélite au beau milieu d'un morceau de bois flotté ? Non pour produire un effet de réel, plutôt parce que notre jugement bascule trop spontanément de l'être au non-être, de la présence à l'absence, de l'avant à l'après, en rejetant l'un des deux termes pour lever la contradiction lorsqu'il s'agit de prononcer une parole sur l'art moderne. Au contraire, chez Vanarsky, dans Dérèglement: segment (1981), un double décimètre ondule en niant sa nature et sa fonction; dans la série Flechin, Flechuela ou Flechazo (1984), les flèches indiquent obstinément la même direction. À voir ces œuvres qui problématisent la chose puis l'espace, ces images mobiles à force de tressaillir d'incertitude, il semble que l'ombre portée du siècle dernier pèse sur elles. En effet, la contradiction n'a-t-elle pas éclaté lors de l'Holocauste et d'Hiroshima, lorsque l'homme a été absolument nié dans son être, de sorte que le temps s'est comme arrêté, changeant les soubassements de l'expérience humaine au point qu'ils sont devenus tout a coup quelque chose d'impensable ?
Pour prendre acte de cette expérience de l'absence au cœur de la présence au monde, tout l'art de Vanarsky est de brouiller les contours, par exemple dans Toporgraphie (1998), où l'image d'un masque de Topor se dilate, de déformer les figures comme dans son autoportrait La Tête qui tourne (1995), de façon assez fluide pour que nous ayons une vue perspective des choses dans l'histoire, qu'elle soit souvenir d'un personnage, autobiographie ou rappel d'un courant artistique. À la condition toutefois de nous laisser mener à la racine de nos évidences, là où le mouvement dès sa naissance se fait lignes de choc et nous livre ce qui n'a lieu qu'en lui, de surprenantes anamorphoses...
Ainsi, c'est le temps que Vanarsky met en scène dans ses œuvres et donc le monde à l'échelle de l'inventivité humaine. Le temps s'avère duel : tantôt il déferle sur tous les continents — théâtralisés par une petite scène bâtie sur une porte ou des rideaux de velours rouges s'ouvrent, dévoilant des fragments de planisphères peints sur des corps de femmes ondulants dans Deux mamelles (2000), Le Nombril du monde (2000) ou Le Cul du monde (2000) ; tantôt il charrie la fine fleur des époques artistiques en des évocations concrètes — ainsi de Courbet, Magritte, Dali... mais aussi de l'incontournable Duchamp.
Le temps devient ainsi le maître d'œuvre de toute une plastique dynamique qui engendre sa version de la culture moderne : elle s'étaye sur des allusions, des citations ou des copies concrètes qui rompent avec l'idée de l'histoire comme processus et déplacent, curieusement, les œuvres d'art par-delà l'âge de la reproductibilité qui est le nôtre. Curieusement, car le mouvement que Vanarsky choisit naît précisément d'un mécanisme électrique — voir la série des trois Nu descendant un escalier mécanique (1989), ou la copie du célèbre tableau de Duchamp Nu descendant un escalier est mise en abyme. Suivent des dessins de Pablo Picasso et de Marc Chagall dans Grimaces (1990), La Danse d'Henri Matisse (1993) ou une toile de Vincent Van Gogh dans Tourbillons (1990). En réalité, Vanarsky impulse aux œuvres un mouvement qui prend le sujet pictural traite dans l'original à son propre jeu dynamique.
Mais il fait un pas de plus : l'utilisation de pièces d'art majeures du siècle passé n'est pas sans insinuer dans notre mémoire une perplexité qui nous invite à les interroger dans ce qu'elles sont devenues aujourd'hui : des symboles. Vanarsky explore ce renversement complet du champ de l'art à travers un langage qui lui est propre. Ses sculptures animées s'opposent à la loi d'airain de l'histoire et dynamisent notre rapport au passé. En elles, les choses (œuvres, cartes...) sont soustraites à l'histoire pour être, à travers notre perception hic et nunc — suscitée par le mouvement mécanique de ces choses — renvoyées au passé infini. Le principe de cette plastique donne une perception des choses dans le temps vécu.
Le Tour du monde à la rame (2000) nous présente deux livres : l'un est fermé, l'autre montre par contraste des pages dont l'animation mécanique rappelle le mouvement des rames. Sur ses feuillets, on reconnaît les continents, les mers dans leurs fluctuations, et les pays se rapprochant entre eux, les frontières se mouvant à mesure que les pages se tournent. Un tour du monde vu d'un pupitre d'écolier, non pour une approche studieuse, mais pour une expérimentation puissamment suggestive, un tour du monde truqué, surprenant, ingénieux, qui rappelle les vastes projets empiriques et oniriques des grands navigateurs visualisant, des cartes sous les yeux, le monde et les mers.
Le langage plastique de Vanarsky ramène les choses au problème du temps humain et ainsi, en plantant à nouveau le décor d'un fait d'époque, il crée une « ouverture » — au sens musical et architectural — qui livre passage à sa culture vive, qui l'entraîne de proche en proche vers un au-delà des simples confrontation et nivellement des symboles qu'on vit aujourd'hui. En laissant sa valeur irréductible au symbole, pris à l'art ou au quotidien, et en l'animant de mouvements ostensiblement mécaniques, Vanarsky nous donne, sans paradoxe aucun, de percevoir la profondeur temporelle qui éloigne de nous la chose symbolisée. Il y a là quelque chose d'irrévocable, une dimension que le postmoderne nous autorise rarement à appréhender. Si Vanarsky joue sur la répétition à la fois rythmique et théâtrale des choses qu'il sculpte, c'est qu'il s'attache à imaginer ce qu'il reste de l'original, quand il n'en reste plus rien — pour paraphraser une phrase de Volodine : « Mes livres sont écrits sur ce qu'il reste, quand il ne reste plus rien ». Là encore s'ouvre le champ du symbolique comme une promesse de modernité.
Mais cette ouverture, créée par les sculptures de Vanarsky n'est pas sans laisser apparaître un cadre par où faire voir artistiquement l'enjeu d'une telle modernité. Elle rejoint dès lors la brèche décrite par Kafka dans ses paraboles, qui est une ligne de combat où l’homme, le « il », « se tient » entre les forces antagonistes du passé et du futur. Or, à en croire Hannah Arendt, il existerait une force diagonale, résultante des deux forces antagonistes conduisant hors de la ligne de combat, dans un foyer qu'elle appelle le « parallélogramme des forces ». Cette diagonale, écrit-elle dans La Crise de la culture, « demeure liée dans le présent et se trouve enracinée en nous ». II faut apprendre à pratiquer cette expérience de pensée, trouver en nous cette diagonale qui nous soustrait au champ de bataille, sans laquelle le « il » kafkaïen meurt d'épuisement sous la pression du combat constant. La plastique de Vanarsky replace cette expérience dans le champ de l'art ; là où elle se fait moins radicale. Ses œuvres en offrent et les conditions et les paradigmes. À chacun d'apprendre par la fréquentation de ses sculptures à se mouvoir dans cette brèche, et ainsi, d'être activement moderne…
© Chantal Golovine 2004. " Jack Vanarsky ou la sculpture entre passé et futur ". Revue Verso n°33, Paris, p. 14-15.