2009FRANÇOISE PY
Vanarsky, né en 1936 en Argentine, nous a quittés le 15 février 2009, à Paris où il avait choisi de vivre et de travailler depuis 1962, et où il fut reconnut comme un artiste majeur. En 1978, Vanarsky participe à l'exposition italienne itinérante Metafisica del quotidiano : l'aventura del oggetto. En 1992, il représente la France au Pavillon français de l'Exposition universelle de Séville. En 1995, la Maison d'Amérique latine lui consacre une grande exposition rétrospective.
Vanarsky nous apprend à nous méfier de nos certitudes concernant le haut et le bas, l'horizontal et le vertical, le mobile et l'immobile, la ligne droite et la courbe, le liquide et le solide. C'est, depuis les débuts, dans les années 70, une démarche cohérente, et qui n'est pas si éloignée de celle des surréalistes, ni de celle de l'avant-garde américaine (John Cage, les Happenings, les « environnements », Allan Kaprow, Oldenburg et autres) : « Traiter l'immobilité par le mouvement, la quiétude par l'inquiétude, l'absence par la présence, le mou par le dur, le continu par le discontinu, le silence par Le bruit. »
Et Vanarsky de citer l'historien de l'art du début du XX° siècle Élie Faure : « Poursuivre le repos dans le drame du mouvement. » Le quotidien est soit repos, soit drame. Le quotidien magique réconcilie les deux. Etagères ondulantes où tanguent bouteilles et verres à pied. Chute imminente que l'on guette… et rien ne se produit. Retardée par quelle main invisible ?
Et si une chute d'eau était faite de sable et si un escalier était fait de mousse ou de coton et si une fleur était de bois… Avant lui, on se souvient de Magritte peignant un énorme rocher suspendu dans les airs au-dessus des îlots. Vanarsky déjoue les lois de la gravité et introduit dans son jeu un élément supplémentaire : l'aléatoire. Et si ce qu'on pressent comme inéluctable, par un suspense prolonge, nous tenait en haleine, déroutait notre attente... Vanarsky retarde indéfiniment la chute (au sens de « indéfini ») sans toutefois l'empêcher. La bouteille va tomber, nous le savons, mais quand ? Cet aléatoire, c'est celui-là même de nos vies. Nous savons que nous allons mourir, mais quand ?
Vanarsky poursuit dans son œuvre une association/dissociation qu'il déconstruit sans se lasser, comme Chirico : le vivant et le mort. La statue semble nous faire un clin d'œil, cependant que le portrait fige le modèle, sub specle aeternitatis. On bascule du mort vivant au vivant mort. Le vivant mort, c'est par exemple cette langue de bois (non, pas la langue de bois des discours politiques) tirée par une bouche elle aussi de bois : pas de rétractation-extension de bas en haut mais des oscillations latérales, des trémoussements de lamelles. Ce sont ces seins ou ce sexe vibrant dans leur étui de rideaux rouges : hommage appuyé à Courbet, Duchamp et Magritte. Et incidemment, à Einstein, dont Vanarsky parodie drôlement la laineuse photo, elle-même pirouette ironique du génie, ou Einstein tire la langue. Pour ce qui est des portraits, Vanarsky s'intéresse a la physiognomonie (produit même un Traité de physiognomonie par lamellisation intitulé La Bête en. moi, où il traite, comme l'avait fait Charles Le Brun avant lui, l'humain par l'animal). La physiognomonie, c'est l'ancêtre, depuis Aristote, de la phrénologie, de la morphopsychologie et autres sciences peu exactes. En retravaillant une photo de lui sur ordinateur, Vanarsky, à partir d'un dessin de Le Brun, fait son autoportrait et devient tour à tour chameau, bélier, cochon, perroquet ou civette.
Parmi les objets familiers, quotidiens, peu nombreux, qui constituent le répertoire de Vanarsky, on citera, bien sûr, verres et bouteilles, mais aussi et surtout le livre et ce qui se rattache, de près ou de loin, au livre et à la lecture : le pupitre d'écolier, le cahier, la bibliothèque, l'étagère, la plume et l'encrier. La formule que Vanarsky emprunte à Mallarmé et que cite Restany, dans un texte de 1995, c'est : « Tout au monde existe pour aboutir à un livre ».
Le livre, objet solide, compact, dur et lourd comme le bois dont il est fait, se présente aussi comme un objet souple, mobile et léger, comme une feuille qui s'envole, une aile qui bat. Le livre pourrait bien être paradigmatique de l'œuvre. Fermé, c'est un bloc inerte. Ouvert, il s'avère, vibre et se dématérialise comme un visage.
Tous ces objets, ou ces thèmes, participent d'un ensemble éternellement inachevé, l'œuvre. Ce sont des fragments, des traces, des empreintes, des reflets, des creux. Comme dans la vie, là encore, avec ses rencontres, ses coïncidences, ses lieux visités, ses échos et correspondances, ses souvenirs. C'est ce qu'une vidéo de Marie Binet qui lui est consacrée appelle « les va-et-vient de la mémoire ». On qualifie volontiers ses œuvres de « sculptures animées ». C'est l'expression par laquelle l'artiste lui-même désigne son œuvre. On a parlé aussi, au début, de « mobiles figuratifs » ou encore (Gilbert Lascault) de « lentes animations ». Tout cela est vrai. En 1992, Vanarsky réalise le Livremonde, en un seul mot : le livre qui contient tons les livres. Cet Argentin n'oublie pas qu'il est compatriote de Borges.
Paradoxe que d'inventer un livre en bois. Un livre qu'on regarde, mais qu'on ne peut pas lire. Et pourtant, les pages tournent, comme celles d'un vrai livre. La marque de fabrique de Vanarsky, c'est la lamellisation : comme un concombre tranché à la japonaise, le bois se travaille, et accepte de s'animer. Grace à des lamelles et à un petit mécanisme électrique, la sculpture bouge lentement. Ou plus précisément (c'est Vanarsky qui s'en explique) : « Un mécanisme occulte actionne l'ensemble ». On notera le terme « occulte » qui rattache un simple procédé technique à la magie.
Sur l'objectif poursuivi par cette méthode, voici ce qu'en dit Vanarsky lui-même, et on ne saurait mieux dire :
« Cette coupe en lamelles n'est pas, pour moi, une opération chirurgicale, mais un système de langage. »
Vanarsky, comme les surréalistes, est attentif aux mille tours et trésors du langage : qu'il se soit acclimaté dans un pays où l'on ne parle pas sa langue maternelle y est peut-être pour quelque chose. Dans « lamelles » il y a « lames », et le voici qui va intituler l'exposition de la Maison de l'Amérique latine Des mouvements de lames. Dans « lamelles » il y a aussi « Fame » d'où : « Vagues à lames ».
Évoquer l'eau par le bois : autre paradoxe poétique. Mais qui n'est pas forcement un oxymore : le bois et l'eau n'ont-ils pas partie liée depuis les tous débuts de la navigation ? Des étagères mobiles à effets de vague. Les designers et architectes d'intérieur avaient bien pensé aux étagères obliques, en spirales, courbes, mais aller jusqu'à introduire la mer chez vous, non. Citons aussi Le Tour du monde à la rame (2000). Sur les feuillets qui tournent lentement, le visiteur peut observer la dérive des continents, les mers et les terres qui s'éloignent ou se rapprochent.
À l'inverse, lorsque Vanarsky conçoit son utopique Projet de redressement du cours de la Seine à Paris (1994), ne peut-on y voir le rêve d'un menuisier ou d'un ébéniste qui voudrait soumettre à la règle et à l'équerre les courbes sinueuses d'un fleuve ?
Pourquoi la lenteur ? On peut l'interpréter comme une lenteur inquiétante qui met le regardeur en position de guetteur. D'ailleurs, l'artiste est lui-même à l'affût, il épie plus qu'il n'observe, il aime ce qui se dérobe, le mot « furtif » se présente tout naturellement à lui. Oui, il s'agit bien de traiter l'absence par la présence ou la présence par l'absence, ce qui n'est pas encore là par ce qui n'est déjà plus là : « Ce qui bouge n'est même plus la représentation d'un personnage qui a pu bouger, mais la représentation de son passage furtif. »
André Breton aurait aimé cet effet-retard, lui qui affirmait : « Quoi qu'il arrive ou n'arrive pas, c'est l'attente qui est magnifique. » Jean-Clarence Lambert parlera de « tempo de lenteur articulée » et Pierre Restany de « transe sourde » pour définir cette « hâte lente » qui caractérise ces objets animés d'un mouvement de ralenti. Écoutons encore l'artiste :
À mon avis, le mouvement réel dans mon travail n'à que peu à voir avec la représentation du mouvement, du déplacement ou de l'action effectuée par quelqu'un. Il s'agit plutôt de la représentation d'une attente, d'un souvenir, d'un désir, du temps qui passe ; la lenteur des ondulations approche du rythme respiratoire du spectateur, et l'animation n'est qu'une manière de ponctuer le repos.
On ne s'étonnera pas que Vanarsky ait été sollicité par les pataphysiciens : si la pataphysique est une « science des solutions imaginaires », il y avait très logiquement sa place. On ne s'étonne pas non plus qu'il ait été membre, depuis 1990, de l'OUPEINPO : Ouvroir de Peinture Potentielle, créé par François Le Lionnais en 1980, sur le modèle direct de l'OULIPO, Ouvroir de Littérature Potentielle, lui-même étant à l'origine l'une des « cocomissions du Collège de Pataphysique ». Complétons cet historique : Vanarsky fut
nommé en 2001 Régent du Collège, s'y présentant comme spécialiste de la « tomopraxie » (pratique de la coupe, du découpage, de la découpe… : c'est tout lui).
L'oupeinpiste se transforme en peintre à contraintes. II s'arme d'un Digrapheur, " long bâton tubulaire et télescopique, muni d'un pinceau à chaque extrémité " et attaque à tour de bras et simultanément deux toiles disposées l'une en face de l'autre - à droite et à gauche ou en haut et en bas. Parmi les contraintes, Vanarsky explique que les pinceaux doivent garder simultanément le contact avec les surfaces. Quel est le but de l'opération ? « Le Digrapheur est un outil d'imprécision, dont le but est d'obtenir d'une façon rigoureuse un résultat improbable ». Une fois encore, résolution paradoxale des contraires.
Dira-t-on de Vanarsky, selon les définitions en vigueur, qu'il est un mage ou un magicien ? Un mage, c'est-à-dire un sage qui connaît les secrets de la nature, ou un magicien, c'est-à-dire un praticien qui réalise des merveilles ? On choisira de l'appeler un « magiste », soit un sage praticien, savant comme le mage et habile comme le magicien.
© Françoise Py 2009. « L'univers magique de Jack Vanarsky » Revue Supérieur Inconnu, n° automne-hiver 2009, Paris, p. 83-86.